J’ai vu bien des choses dans ma petite vie, et je mesure amèrement l’impuissance à les dire.
Je ne sais plus laquelle de mes vies est vraie, si c’est une de celles que j’ai vécues ou celle que j’ai imaginée. Et mon crayon titubant entre les lignes, ressemble étrangement à un homme ivre, qui raconterait des histoires dans la nuit aux becs de gaz. Des histoires dont tout le monde se fiche. Je n’ai rien que moi. Je ne puis aller plus loin que moi, et je me hais.
Mais que celui qui se moque de l’homme saoul se méfie. Nul n’est à l’abri de soi-même, et que celui qui le peut, et que l’homme fort me jette la première pierre, mais alors qu’il ne me manque pas, qu’il vise au front, car je n’aurais aucune pitié pour les assassins du dimanche.
Je suis né, je vis, je mourrai, à mon insu. Il ne me reste que des gestes à faire, des sensations à prendre, à voler…
Voler mon corps dans l’eau de la mer… Voler les rayons du soleil comme le ciboire et le calice, dans le lieu ridicule où les vaincus viennent signer leur soumission totale… Voler mon corps dans les râles d’une femme. Je volerai tout. Vous n’aurez pas une seule de mes minutes. Et j’assassinerai, au matin, mes complices à la lisière de mes rêves.
Quelquefois la nuit, je m’approche si près des étoiles, à pas de loup, que je pourrais les embrasser dans le cou sans les réveiller.
Quelquefois le jour, je m’approche si près du soleil, que je pourrais lui tendre la main, et c’est malgré moi, et j’en ai grande envie, et j’ai beaucoup de peine
Voler tout, je volerai tout. Je suis un voleur. Un voleur qui n’acceptera la pitié de personne, même pas celle du soleil. Un voleur qui ne répondra même pas à la douce voix du vent. Et les gens qui passent, et la caravane qui défile avec ses bruits et ses silences, ne m’atteignent pas.
Personne n’entrera dans ma solitude, je n’aurai pas d’ami, pas d’enfant, pas de lendemain. Je vous quitterai sans un mot, par un jour commun, et le calendrier n’aura même pas l’heur de s’en apercevoir.
Si quelquefois, je laisse des sourires d’enfants s’approcher de moi, c’est par curiosité. Mais j’atteste, sur la foi de mon honneur particulier, que je les chasse avant qu’ils ne se soient posés sur ma main.
Je suis l’éternel rôdeur. Le voleur de poulpes qui se moque de la fumée bleue qui s’échappe des foyers. Je précipite le son des cloches dans un abîme sans compréhension. Parfois, même, je crache à la tête des fleurs.
N’entrez pas, je n’ai pas de porte. N’entrez pas.
Jadis, il y a très loin, des siècles ou peut-être hier, vous êtes entrés et vous avez tout cassé. J’entends le bruit de vos bottes et les coups de feu que vous échangez. Je sais que vous vous tuerez tous, jusqu’au dernier, et que chaque balle perdue se retrouvera, et sera fondue à nouveau, pour de nouveaux règlements de compte. J’entends les chiens que vous avez dressés pour mordre, hurler à la mort.
Je me suis guéri de vous. Jamais je n’aurais plus ni haine, ni amour, ni envie. J’ai placé des sentinelles de partout à la limite de mes regards. N’approchez pas… ici se barricade un fou, qui donnera du mal gratuitement et sans compter, à quiconque mettra pied ou ombre dans son domaine.
Les cigales peuvent chanter jusqu’à sécher sur l’écorce brûlante des pins,
Les oiseaux peuvent chanter jusqu’à se saigner,
Les chats les plus petits et les plus abandonnés peuvent miauler dans le creux de mon oreille, toute la nuit…
La nuit, je dors.
Le jour, je vis.
Chacun chez soi.
Que chacun crève, en lui et pour lui, sans incommoder les autres.
Jean-Pierre Rosnay (Le Treizième Apôtre, Extrait)
Blaise Rosnay interprète ce passage.