La plupart des meilleurs compositeurs et chanteurs, de Léo Ferré à Monique Morelli, en passant par Jean Ferrat, pour n’en citer que quelques-uns, ont célébré Louis Aragon. Il est certainement l’un des plus chantés parmi les poètes qui ont éclairé le XXème siècle.
Dadaïste, surréaliste, avec Breton, René Char, Desnos, Eluard, Soupault, Tzara…, il est aussi de ceux qui ouvrirent les portes du cœur et de l’esprit à une nouvelle approche et expression de la poésie en particulier et de l’Art en général.
Pareillement, l’Histoire retiendra qu’avec Micheline Maurel, Eluard, René Char (chef d’un maquis) et son ami Desnos qui trouva la mort en déportation à Terezin, Aragon fut l’un des poètes qui – durant l’occupation nazie – entrèrent en clandestinité et rejoignirent les combattants de la Résistance.
C’est en 1943, dans les maquis du Vercors, que je fis connaissance d’Elsa Triolet et de Louis Aragon; le groupe Franc de l’Armée Secrète auquel j’appartenais avait eu pour mission de les convoyer de Dieulefit à Combovin – deux petits villages qui furent des « hauts-lieux de la Résistance ».
Ceux qui lisent ces lignes pourront-ils imaginer l’exaltation de l’adolescent que j’étais alors (j’avais dix-sept ans), une mitraillette à la main, et dans la poche près du cœur, mon carnet à poèmes ?
Aussi loin que je vivrai, je garderai le souvenir du « matelot », camarade de combat à qui j’avais demandé, parce qu’il avait rencontré Aragon deux jours avant moi :
– Tu l’as vu ? Tu as pu parler avec lui ? Comment est-il ? Qu’est-qu’il t’a dit ?
Et le « matelot » de répondre :
– Qui ? Le poète ! Le gars qui ne montait pas la garde et qui parlait qu’avec le chef ?
Je vous ai fourni la réponse du « Matelot » dans toute sa simplicité. En ce temps-là, les mots comme les faits ne devaient rien à la littérature.
La guerre achevée, à différentes reprises je m’entretins avec Aragon de « ces temps » pas tout à fait ordinaires, où nous nous rencontrâmes.
L’auteur de la Diane Française et des Yeux d’Elsa me confia qu’il avait été tellement impressionné par ces jeunes gens en armes, ceux que la presse de l’époque appelait « les terroristes », qu’il n’avait pas pu desserrer les lèvres.
J’écris ces lignes, presqu’un demi-siècle après les avoir vécues, au Club des Poètes, lieu hanté par de grandes ombres que le temps aura des difficultés à effacer : Pablo Neruda, Vinicius de Moares, Geo Norge, Queneau, Saint-John Perse, Michaux, etc.
A l’époque où il était tenu à l’écart par les médias, Louis Aragon était comme chez lui, sous les poutres du Club (à 100 mètres de l’Assemblée Nationale) parmi de jeunes poètes qui buvaient ses paroles.
Les caméras de la télévision et les micros de la radio, que j’avais en quelque sorte détournés de leur objectif habituel, si peu poétique, ont saisi au vol des mots, des rires dont on retrouve trace dans certaines anthologies poétiques.
Ici, poètes et amis de la poésie venus de tous les coins et recoins du monde, se sont rencontrés.
Je me souviens (c’était à cette table, au fond) d’Evtouchenko et Voznessenski qu’Aragon et Elsa avaient accompagnés au Club lors de leur première visite en France.
En la circonstance, Louis Aragon était, sinon l’interprète, car il ne parlait pas le russe, mais le lien précieux entre nos hôtes et nous. Il devenait aussi pour les téléspectateurs, un présentateur improvisé, mais combien prestigieux.
Elsa, sa muse qui, on le sait, était d’origine russe, était comme un poisson dans l’eau; sa gentillesse faisait merveille. Je crois qu’on ne l’a pas assez dit, Elsa Triolet, qui eût pu être étouffée par la forte personnalité de son illustre compagnon de vie, était d’un charme inépuisable, attentive à chaque détail, ramenant toujours Aragon, qui avait tendance à s’envoler, au « niveau » de ses interlocuteurs, fussent-ils les plus humbles.
Chacune de nos rencontre avec Elsa et Louis Aragon, au Club des Poètes, s’achevait par un récital poétique. Elsa interprétait deux ou trois poèmes de Maïakovski qu’elle avait bien connu et Aragon nous faisait la confidence de quelques-uns de ses derniers-nés.
De ces moments précieux, nous avons conservé des enregistrements auxquels nous tenons, comme on dit, plus qu’à la prunelle de nos yeux. C’est toujours avec la même émotion que nous réécoutons ces deux grandes voix amies.
Jean-Pierre Rosnay
via Aragon et la chanson.