Les plumes que tiendront les mains de l’avenir décriront vraisemblablement cette fin du vingtième siècle, comme une étape décisive de l’aventure humaine. Souvenez-vous, c’était hier, sur vos écrans de télévision, les premiers pas de l’homme sur la lune, en direct, comme si vous y étiez – cette danse de l’ours, ces messages que vous entendiez plus clairement que la plupart de vos correspondants au téléphone – notre puissance nous apparaît sans limites. Comme l’écrivait si bellement Aragon: »j’ai vécu le jour des merveilles -vous et moi souvenez-vous en- et j’ai franchi le mur des ans- des miracles plein les oreilles « . Des miracles, nous en vivons tous les jours, à chaque moment. Ils sont devenus la routine. Et pourtant… et pourtant ce siècle fut aussi l’occasion et le complice du plus monstrueux des holocaustes.
Et j’en dirais, et j’en dirais… de ces interminables guerres qui ont souillé et souillent encore ce siècle, où une science fabuleusement avancée, mais dévoyée, a mis son potentiel d’ingéniosité aux ordres et au service de la mort. Ce n’est sans doute pas un hasard si dans le même temps, les écrivains et en particulier les poètes, sont traités systématiquement en suspects (à la première occasion), victimes désignées de la vindicte des pouvoirs totalitaires. Souvenez-vous de la chasse aux intellectuels au Chili et de André Siniavski, qui fut jeté dans les geôles de la première terre où le socialisme, porteur de tant d’espoirs, a pris pied, et dont Le Verglas remarquablement traduit par Sonia Lescaut est certainement l’un des sommets de la littérature contemporaine. Souvenez-vous, c’était il y a à peine trente ans, ces trains où des hommes casqués et vêtus de vert entassaient à coups de crosse femmes et enfants, dans des wagons plombés, puis les jetaient vivants dans les flammes de fours conçus scientifiquement à cette fin.
Je ne suis pas sûr, tous les matins, que Dieu existe (je le souhaite); en tous cas, j’ai parfois l’immodeste impression qu’il veille sur moi et sur mon itinéraire. Les Poètes ne sont-ils pas, y compris et peut-être à commencer par les plus acharnés à le nier, ses interprètes les plus attentifs et les plus fidèles? Les gardiens de ses fabuleux jardins? Qui célèbre la nature mieux que le poète, qui appelle, chante l’amour et la fraternité mieux que le poète? Et ce verbe, qui fut au commencement, et ce verbe fait chair, qui en tire la meilleure part, qui s’emploie à lui donner la parole juste et harmonieuse, à le perpétuer, à l’approfondir, à le renouveler, alors que bruissent dans la cité, les mécanismes du profit, alors que petits et grands, persuadés -les stupides- que le temps n’est que de l’argent, chacun en fonction de ses aptitudes et de sa position, s’employant à des tâches qui du point de vue des statistiques, à 80 pour cent, ont pour unique objet la consolidation de leur position matérielle? Il est des hommes et des femmes, apparemment semblables aux autres, qui ajustent et liment des phrases que personne, peut-être, ne lira -l’un parle d’une fleur, l’autre d’un oiseau, celui-ci de son amour pour celle-là, celle-là vilipende la guerre, un autre encore, sur qui veille Stéphane Mallarmé, a entrepris d’offrir au verbe de nouvelles saisons et de nouveaux territoires, par des agencements inaccoutumés, activité qui ne lui attirera vraisemblablement que mépris et incompréhension.
Que de temps, que de papier, que d’encre – Perdus au regard des « chantres du réalisme et de l’efficacité », mais c’est ce temps, ce papier, cette encre, qui sauveront, une fois de plus, tout ce que l’on peut sauver.
Si j’ai fait croire que j’étais pessimiste, c’est que je suis bien maladroit. J’ai une foi que rien ne peut entamer dans les lendemains: Personne, jusqu’à ce jour, n’a situé le paradis. A cet égard, je vais vous confier mon point de vue: le paradis sera sur terre, mais il nous appartient de le construire de toutes parts. Et dans cette perspective, les poètes ont un rôle à jouer, à condition qu’entre deux poèmes, ils soient décidés à se battre (mains et coeur nus). Les valeurs essentielles que nous représentons, illustrons, défendons, méritent que l’on descende dans la mêlée.
Je ne retirerai ni un mot, ni une virgule de ce qui vient de jaillir de moi.
Voici venir le temps des poètes de combat.
Jean-Pierre Rosnay
Nouvelles Littéraires 2476
(10 au 16 mars 1975)