Paru dans le Journal Elle (1978)

dubois-jallais

Par Denise Dubois-Jallais

A Paris : festival international de Poésie. Bon. Mais
quel est l’homme derrière ce gigantesque poème ?
L’homme qui va faire s’exalter la ville ? Il rêvait depuis
trente ans de faire prendre Paris d‘assaut par les poètes.
Et tout à coup, le mythomane, défendant la cause
perdue de la Poésie comme une guerre, le baladin
prêchant la Poésie dans son fameux club des Poètes
(30, rue de Bourgogne, où l’on mange, croque, déguste,
entend, boit. dit la Poésie jusqu‘à 2 h du matin entre
le tout-connu et le tout-inconnu de la Poésie et
d’ailleurs), le gitan rusé et charmeur, passe à l’acte.
Il mène sa campagne de mots pour obtenir un poème
à sa mesure : une ville à sa merci qui, le 20 mai dit
Verlaine à l’hôtel de ville, le lendemain chante Victor
Hugo place des Vosges, le 22 invente une Nuit de
la Poésie à l’Olympia (gratuitement.. . Une ville qui,
tout au long des jours de juin jusqu’à l été, va consacrer
ses chants intérieurs à honorer Senghor, Cendrars, Max
Jacob, Carco, Apollinaire, Aragon, Eluard, Neruda,
Baudelaire, Prévert, René Guy Cadou. Péguy tonnera
comme les grandes orgues à Notre-Dame. Et, et… Bref,
il est fou, il s‘appelle Jean-Pierre Rosnay et c’est le
directeur artistique de toute l’affaire. Quelles admi is—
trations extra-terrestres ont bien pu entendre un pareil
délire ?

Soyons surpris mais taisons toute tentation banale de
faire de l‘humour : c‘est la Ville de Paris, dont le maire
se révèle selon la tradition Pompidou une fort bonne
oreille de Poésie. C’est I‘Education nationale. C’est
le ministère des Affaires Étrangères. Et voilà donc
ce Jean-Pierre Rosnay qui dirige, suggère, explique,
exige et trouve des complices en poésie et en amitié
un peu partout (car son budget est raisonnable mais
rien n’étant trop beau et tout entièrement gratuit…)
qui, pour le plaisir et le défi, vont se mêler d‘organiser,
coordonner, téléguider, orchestrer avec lui la Poésie.

Quittant leur table de travail et leurs nuages, ils se
trouvent soudain en conférence chez le directeur des
Affaires Culturelles, militant pour la Poésie à la Préfec-
ture. Le spécialiste de Verlaine à côté de l‘académicien.
Le poète communiste à côté du fort—en-Péguy. L‘esprit
œcuménique de l‘affaire, c’est aussi l‘œuvre de Rosnay.
«Je me bats pour la Poésie». Et on le croit, parce
qu‘il le dit avec la “violence et la gravité des gens
qui mènent une bataille pour la liberté. D‘ailleurs, il
a un vocabulaire de combattant. Pour lui, défendre
la Poésie, c‘est bien défendre la liberté. ll explique
que tous les systèmes se cassent la gueule. Que toutes
les belles idéologies se pervertissent. Et on ne va pas
discuter de l‘lnquisition, de Nietzsche ou de Prague.
La Poésie, c’est la défense majeure contre les systèmes.
Ça défend les individus contre le pouvoir. C‘est la
sonnette d’alarme persistante. Et la preuve, c’est qu’en
69 on a censuré dans son émission à la télé un poème

de Victor Hugo qui s‘appelait, devinez ’! « Liberté, éga-
lité, fraternité. » Et, en 70, c’est son émission sur Pablo
Neruda qui a sauté parce qu‘on avait perdu les bobines,
bizarre. Et depuis quand ce résistant aux yeux verts
de grands chemins a-t«i| pris le maquis de la Poésie ‘.‘
Mais depuis plus de trente ans. Depuis, précisément,
qu’il en a eu fini avec le maquis du Grand-MôIe—Saint-
Jouarre où il s’était engagé à l5 ans. Dix-neuf ans
d‘émissions de Poésie à la télé. Toujours sous le même
label 2 le club des Poètes.

Alors, des poètes de la dernière minute, comme des
résistants de la dernière heure, il en rit. Avec une
lueur de tigre dans le regard. Mais il écrit des poèmes
tendres où il y a «le sel de l‘aurore », l‘obsession
du petit enfant et d’incessantes promenades où il va,
comme il l‘écrit, «le cœur à la traîne». Qu‘il parle
donc de son enfance : c‘est généralement dans ce
pays-là que naissent les poètes. Alors, tout à coup,
il raconte comment un jour on lui a mis son costume
blanc : « Jean-Pierre, mon petit, il faut qu’on te dise,
ta maman est partie en voyage au ciel…» Il avait
trois ans. « Pourquoi sans moi? ». Après, il y a eu
la tante Marguerite et oncle Justin, prof de lettres
à Norm’ale sup. qui lui lisait indifféremment Vigny,
Apollinaire, les «Mémoires d’autre-tombe» ou les
« Confessions » de Jean—Jacques Rousseau. A 10 ans,
il était amoureux de Madame de Warens. Et ils allaient
tous les deux, l‘oncle et le neveu, faire une promenade,
à la ferme de l’empereur. Une marche minutée, avec
arrêt minuté. Oncle Justin sortait alors de sa poche
un petit verre avec une paille qu’il coupait en deux.
Et deux pierres de sucre de sa tabatière en or. Et
il prenait l‘eau à la Fontaine-aux-Corbeaux. Un verre
chacun avec un sucre. Boire doucement avec la paille…
Un homme racontant Son enfance n’est jamais un
homme ordinaire. On reparle du Festival. Posément.

Enfance vite cachée. comme une blessure. Poème de
Jean-Pierre Rosnay tiré d‘un livre’publié chez Galli-
mard : « Comme un bateau prend la mer ».

Son titre : En marge

« Refaire les chemins qu‘on avait oubliés

Se fouiller comme un vieux placard

Compter ses larmes et ses baisers

Rembourser son dû au hasard

Et puis mettre en marge .

Quelques mots et quelques regards

Et refermer le vieux placard. »

C‘est aussi de la Poésie, la nouvelle annoncée ici il
y a deux semaines. Vous avez bien noté ? Le Grand
Prix de la Poésie féminine sera remis le 21 juin dans
le cadre de ce Festival. Envoyez-moi vos poèmes, en
3 exemplaires, les inédits, comme ceux publiés par
souscriptions ou à compte d‘auteur. Sans les recom—
mander. En sachant bien que je ne les renverrai pas.